Réforme de la fiscalité des entreprises familiales : dénouement historique

Parmi les entreprises qui changeront de main dans les prochaines années, bon nombre sont des entreprises familiales, avec 30,8 % des PME du Québec appartenant majoritairement aux membres d’une même famille.

Le marché du transfert d’entreprise est en pleine effervescence au Québec. On parle de plus en plus de l’importance d’assurer la relève de nos entreprises. Cela permet non seulement de préserver notre tissu entrepreneurial, mais aussi de servir de vecteur de prospérité économique. Parmi les entreprises qui changeront de main dans les prochaines années, bon nombre sont des entreprises familiales, avec 30,8 % des PME du Québec appartenant majoritairement aux membres d’une même famille. Cela constitue donc une part importante de notre patrimoine économique[1].

Article co-rédigé avec Éric Dufour, vice-président régional chez Raymond Chabot Grant Thornton. 

Réforme de la fiscalité des entreprises familiales : dénouement historique

Force est de reconnaître que les statistiques sur le transfert d’entreprise sont rares, parcellaires et parfois incomplètes. Bien que nous ayons eu pour la première fois de l’histoire du Québec un décompte national du transfert d’entreprise, nous ne savons pas encore combien d’entreprises familiales se transfèrent par année au Québec. Ce que nous savons, c’est que selon les estimations de Marc Duhamel, directeur scientifique de l’Observatoire du repreneuriat et du transfert d’entreprise du Québec (ORTEQ), 27,1 % des 34 000 entreprises qui envisagent d’effectuer un transfert entre 2020 et 2025 procèderaient à un transfert intergénérationnel[2].

Un premier coup d’œil aux résultats nous montre qu’il y a une asymétrie entre les intentions de transferts et l’importance des entreprises familiales au Québec. Pourquoi ? C’est certainement une question complexe qui mérite qu’on s’y attarde.

En revanche, un des éléments qui a fort probablement contribué à cette asymétrie est la non-neutralité du traitement fiscal des transferts intergénérationnels tel que décrit par Duhamel, M., Brouard, F., et Cadieux, L. (2020)[3]. En effet, l’article 84.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu empêche le dépouillement des surplus imposables en franchise d’impôt lors d’une vente d’une société entre un contribuable et une personne avec qui il possède un lien de dépendance. En cas d’application, plutôt que de réaliser un gain en capital, le contribuable sera réputé avoir reçu un dividende. En conséquence, le contribuable ne pourra réclamer l’exonération cumulative des gains en capital (ECGC), ce qui représente un traitement fiscal désavantageux.

DE L’INIQUITÉ À L’ÉQUITÉ : HISTORIQUE DE L’ECGC ET DES TRANSFERTS FAMILIAUX

La sanction royale du projet de loi C-59 du 20 juin dernier marque un tournant historique au Québec dans le traitement fiscal des entreprises familiales en permettant pour la première fois une exception harmonisée à l’application de l’article 84.1, ce qui peut potentiellement permettre l’utilisation de l’ECGC. Ces modifications, résultant d’un long parcours législatif, apportent des changements significatifs, longuement demandés par le monde des affaires et les experts du domaine. Ces modifications joueront un rôle crucial dans l’écosystème repreneurial québécois dans les années à venir pour assurer la pérennité de nos entreprises[4]. À noter cependant que ces modifications prévoient une exception uniquement dans le cas de transfert d’un parent vers ses enfants ou neveux/nièces, mais ne permettent pas, par exemple, d’exception en cas de transfert entre frère et sœur.

D’emblée, il faut contextualiser l’iniquité du traitement fiscal des transferts intergénérationnels. L’ECGC existe depuis 1985 pour les sociétés agricoles et, depuis 1988, pour les actions admissibles de petites entreprises. Dès l’arrivée de l’ECGC est introduit l’article 84.1 de la Loi sur l’impôt et le revenu afin d’empêcher l’accès à l’ECGC aux transferts s’effectuant par un particulier en faveur d’une société ayant un lien de dépendance. Le raisonnement du législateur tient au fait qu’il tente alors d’empêcher des stratégies pour dépouiller un surplus sans qu’un réel transfert soit opéré. Or, les professeurs Duhamel, Brouard et Cadieux ont démontré en 2020 que cette lutte à l’évitement fiscal pénalisait principalement les plus petites entreprises[5].

À travers les années, plusieurs projets de loi ont été déposés à la Chambre des Communes afin de revoir et faciliter les transferts intergénérationnels. On peut remonter jusqu’à 2014 avec le projet de loi C-691 qui appelait à une « équité horizontale de la fiscalité » en plus d’avancer que « la loi de l’impôt sur le revenu pénalise les transmissions d’entreprises aux enfants et petits-enfants »[6].

On doit cependant attendre le projet de loi C-208 en 2020 afin de voir un certain élan législatif pour fin d’encadrement du transfert intergénérationnel. Or, bien que C-208 ait eu sanction royale en juin 2021, le gouvernement fédéral avait émis certaines réserves et annoncé son intention de proposer des modifications. Dans ce contexte, le gouvernement du Québec ne s’était pas harmonisé aux nouvelles règles, créant l’utilisation de celle-ci peu avantageuse pour un résident du Québec.

Les transferts intergénérationnels sont désormais admissibles à l’ECGC, et ce, rétroactivement depuis le 1er janvier 2024.

DEUX SCÉNARIOS : TRANSFERT IMMÉDIAT ET TRANSFERT PROGRESSIF

Les derniers changements législatifs prévoient deux scénarios pour qu’un transfert soit considéré comme un « véritable transfert intergénérationnel » aux yeux de la loi. Le premier scénario, un transfert immédiat s’échelonnant sur 3 ans où le contrôle de fait et de droit est immédiatement transféré. Le deuxième scénario, un transfert progressif pouvant avoir lieu sur un horizon de 5 à 10 ans, où il n’y a pas d’obligation de transférer le contrôle de fait.

Pour les deux scénarios, les nouvelles règles stipulent que le vendeur doit être un particulier (et non une fiducie) et le contrôle de la société acquéreuse doit être entre les mains d’un, ou plusieurs des enfants du vendeur. Aussi, le parent doit détenir moins de 50 % des actions ordinaires après la disposition initiale et s’en départir totalement sur un horizon de trois ans.

La première version des dispositions prévoyait l’obligation pour les parents de contrôler la société cible avant la vente. Cette condition était problématique à plusieurs égards. Heureusement, cette condition a été retirée dans le texte adopté[7].

À noter qu’il y a toujours un flou entourant certaines règles, comme c’est le cas au niveau du transfert de la gestion de l’entreprise. Par exemple, il est prévu que le transfert de la gestion par les enfants s’effectue dans les trois ans dans le cas d’un transfert immédiat, sauf exceptions, sans que celles-ci soient balisées pour le moment. On devra attendre l’interprétation des autorités compétentes afin d’avoir des éclaircissements. Dû aux délais plus longs qu’offre le transfert progressif quant à la gestion de l’entreprise, mais également au fait que les parents désirent s’impliquer lors de la transition dans les transferts familiaux, il est possible que ce scénario soit la voie privilégiée par la majorité.

L’ECGC est aujourd’hui un incontournable dans la planification fiscale d’un transfert d’entreprise. Les nouvelles règles sont complexes et demandent absolument l’implication d’un fiscaliste. Comme c’est le cas pour l’ensemble d’un processus de transfert, l’implication des experts est essentielle tout au long du processus.

PORTRAIT FUTUR DES TRANSFERTS INTERGÉNÉRATIONNELS

Les nouvelles règles fiscales permettant l’ECGC sont une avancée historique pour les entreprises familiales. Ce sont des changements législatifs qui étaient attendus par les entrepreneurs, les experts ainsi que toutes les organisations composant l’écosystème repreneurial québécois dont font partie le Centre de transfert d’entreprise du Québec (CTEQ) et Raymond Chabot Grant Thornton.

De plus, nous ne pouvons répéter davantage toute l’importance de bien se préparer en amont en mettant sur pied un plan de relève tactique afin de clarifier les choix entre les deux scénarios, la période de transition souhaitée, le plan de transfert progressif de propriété, le plan de transfert de direction, la faisabilité financière du projet et les garanties possibles à prendre en lien avec une balance de prix de vente.

Ce qui est intéressant, c’est que pour la première fois depuis tout ce temps, un texte de loi fiscal impose une nécessité d’avoir un plan de relève complet qui n’est pas soutenu que par la réflexion fiscale, mais aussi par une approche de management à la relève familiale. Le manque de préparation des entrepreneurs étant un des grands enjeux dans le domaine du transfert d’entreprise, cet effet indirect sera certainement profitable.

Également, ces changements arrivent à un moment propice, puisque nous sommes dans la décennie du repreneuriat au Québec. L’ORTEQ estimait à près de 3 000 le nombre d’intentions de transferts intergénérationnels pour l’année 2022 uniquement[8]. Les intentions de transfert ne cessent d’augmenter au Québec depuis quelques années, et bien que nous observions maintenant une amélioration dans le traitement fiscal des transferts d’entreprises familiales, il demeure difficile de savoir si cela résultera en un intérêt grandissant pour les transferts intergénérationnels.

En conclusion, il reste à déterminer dans quelle mesure les intentions de transferts intergénérationnels augmenteront dans les prochaines années ainsi que le nombre réel de transferts qui se concrétiseront. Malgré leurs imperfections, ces changements sont avantageux, surtout lorsqu’on considère que ce sont souvent les petites entreprises qui ont le plus souffert des mesures visant à lutter contre l’évitement fiscal. Il sera également important d’évaluer comment des mesures telles que l’augmentation du taux d’inclusion affecteront les transferts intergénérationnels, de façon à possiblement réduire une éventuelle hausse de l’intérêt découlant de l’atteinte de la neutralité fiscale dans les transferts d’entreprises. Ce qui est certain, c’est qu’un entrepreneur peut désormais identifier le meilleur mode de transfert qui assura une relève réussie de son entreprise sans égard au traitement fiscal du type de transfert.

[1] Institut de la statistique du Québec (2023). Enquête sur le financement et la croissance des PME 2020.

[2] Duhamel, M. (2024). Profils du repreneuriat au Québec, 2020. Institut de recherche sur les PME, Université du Québec à Trois-Rivières. Janvier.

[3] Duhamel, M., Brouard, F., et Cadieux, L. (2020). L’influence des facteurs fiscaux sur les intentions de transferts de PME québécoises et canadiennes. Rapport de recherche préparé pour le Centre de transfert d’entreprise du Québec, Institut de recherche sur les PME, Université du Québec à Trois-Rivières, Trois-Rivières, QC.

[4] Voir également : Hamelin, E., Duhamel, M., and Godbout, L. (2023). De nouvelles options pour favoriser le transfert inter- générationnel d’entreprise. Stratège, 28(3) : 12–14.

[5] Duhamel, Brouard et Cadieux (2020). Op. cit.  

[6] PL C-691. Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu (transmission d’entreprises), 41e législature, 2e session, 2015 (non adopté)

[7] Rudy Mezzeta (2024). Règles révisées sur l’IMR et transfert intergénérationnel d’entreprise. Publié sur Finance et Investissement (en ligne)

[8] Hamelin, E., Duhamel, M., and Godbout, L. (2023). Op. cit.

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